Anglais-Français Différences
Ainsi, l’écart entre les langues favoriserait l’ouverture l’esprit ?
Et
le locuteur anglo-français est en ce cas tout à fait privilégié,
puisqu’on ne peut s’écarteler davantage, tout en n’explosant
pas ; on reste quand même dans le champ indo-européen. En bonne
méthode, commençons par le phrasé. Le français, étant du latin
parlé par des Germains, a laissé tomber ce qui suivait la syllabe
accentuée latine (caritatem,
kareté, cherté) ; du coup, l’accent y tombe sur la dernière
syllabe sonore du groupe phonétique. Cela a favorisé des syllabes
de longueur égale ; des voyelles aussi importantes que les consonnes
; un certain recto tono, ou bien encore des montées et des descentes
régulières (souvent par demi-tons pour finir à l’octave
inférieure chez Molière) ; et assurément le jeu de mots. Le
français est si vocalique qu’il pratique des voyelles pures,
c’est-à-dire sans fléchissement tonal. Le débit général s’y
tient autour de 2 000 hertz, la longueur d’onde la plus familière
à l’ouïe humaine. Les vers de la poésie sont rimés, non mètrés
(sauf dans les laisses de la Geste
de Rollant),
et la prose de Pascal connaît la rime intérieure. Une phrase
s’élargit aisément en strophe. Ainsi le français constitue une
sorte de medium protecteur étale, tranversalisant, semi-abstractif,
normatif, entre son locuteur et la réalité qu’il exprime.
L’anglais
est presque le contraire du français...
D’abord,
c’est une langue consonantique, comme les langues germaniques.
Mais, tandis que l’allemand sauve encore les voyelles en maintenant
une certaine longueur égale des syllabes et la modération de
l’accent tonique, l’anglais exalte les consonnes, dont il
exploite au maximum la capacité de mimer tous les mouvements du
monde. Et, dans ce mime, la syllabe accentuée est si puissante
qu’elle est seule encore vocalisée, les autres s’articulant
autour de simples ‘?’. Bien plus, là même où subsistent les
voyelles, elles comportent un fléchissement tonal, elles sont
doubles, impures. L’ensemble produit un débit où les accents sont
à la fois puissants et mobiles, et le locuteur est invité à
rythmer et moduler son discours d’accent en accent, presque de mot
en mot. Plus qu’en rimes, le poème tient en mètres, le plus
souvent iambiques, comme dans la tragédie grecque ; et les effets
locaux du langage sont tellement denses qu’ils découragent les
effets à distance : il faudra Edmund Spenser (1552-1599) pour créer
une strophe anglaise (la strophe spensérienne), et encore sous
l’influence de Ronsard et Du Bellay. Bref, l’anglais ne cherche
pas à maintenir un écran protecteur, neutralisant, entre son
locuteur et la réalité, au contraire il le met en prise directe sur
elle, pas après pas, frontalement. Ce branle se confirme
d’incessants up,
down, on, upon, about,
etc., tantôt en affixes, tantôt en fin de la phrase, qui est ainsi
animée de convections rétrospectives (Come
on !).
À l’inverse, le français, vocalique et égal, tolère et même
cultive un certain vague des mouvements : « de » pour « of
» et « from
»
; « à », pour « to
» et «
for
»; « sur » pour « on
» et « upon
» ; « comme » pour «
as
» et « like
», etc. (« Viens ! »).
Le
contraste entre prise directe et prise indirecte se retrouve dans la
syntaxe...
Le
cœur d’une syntaxe est l’ordre du Déterminant et du Déterminé.
Si vous cherchez une saisie étale et très transversalisée, en vous
protégeant des détails chaotiques, vous irez d’abord à des
substances (stables), que vous compléterez d’accidents (fluents) ;
en d’autres mots, vous mettrez le Déterminé avant le Déterminant
: « une table brune », « des gens intelligents », « la maison de
ma mère », « l’effet cran d’arrêt » ; et vous ne direz « le
sens commun » et la « bonne femme » que pour marquer qu’en ce
cas l’accident et la substance sont indissociables. Par contre, si
vous poursuivez la prise directe, frontale, le happening
du monde, les sense
data, vous marquerez d’abord des changements incessants, lesquels
ne se rassemblent en objets, en « things
», que secondairement. Vous mettrez le Déterminant avant le
Déterminé : « a
brown table
», « common
sense
» (vs « sens commun »), « my
mother’s house
», « the
ratchet effect
».
Ces
deux prises n’expliquent-elles pas alors la prédilection pour
l’actif ou le passif, ou encore pour la principale ou la
subordonnée ?
Assurément.
Si je dis « Abel a été assassiné par Caïn », je vais droit au
fait cru, brutal, un cadavre sur le sol, puis je m’occupe
(légalement) de l’assassin. Si je dis : « Caïn a assassiné Abel
», Abel l’assassiné est mis en complément, et l’assassin,
cause du résultat, est en sujet. On ne s’étonnera pas trop que
beaucoup de tournures françaises actives se rendent en anglais par
des tournures passives. Semblablement, si je dis « je pense qu’elle
perd la carte », le fait visé est en subordonnée, et la modalité
fait la principale. L’anglais, en supprimant souvent ce « que »
(« that
») de subordination, et en disant « I
think (Methinks) she is out of joint
», maintient le fait visé en principale, à quoi la modalité
s’adjoint en incidente.
D’où
aussi les mots composés évités par le français et multipliés par
l’anglais...
D’autant
que l’anglais, frontal, s’embarrasse peu de morphologie, et
pratique des compositions à joint vif : « a
split brain
» pour « un cerveau dont le corps calleux est neutralisé par une
maladie ou une opération ». On remarquera que parfois la
composition n’est pas que brièveté, mais aussi théorie. Quand le
Collegiate Webster fait trois entrées pour analog
computer, digital computer, hybrid computer,
il rappelle au locuteur qu’il y a trois sortes de computers : les
computers analogiques, les computers digitaux, les computers
hybrides, tandis qu’ordinateur,
mot isolé pour dire computer
digital,
estompe la pluralité.
Ce
sont des partis de ce genre qui rendraient la syntaxe anglaise plus
facile à manier ?
La
facilité de continuer une phrase commencée tient à deux facteurs :
la détermination des antécédents et le nombre des options
syntaxiques. Prenons le cas du possessif. S’il est régi par le
possesseur, comme en anglais, la distinction « his
», «
her
», «
its
» rendra ce dernier moins ambigu que s’il est régi par le
possédé, comme en français ; « sa table » peut renvoyer à un
possesseur tant masculin que féminin. Et le sort du relatif est
encore plus frappant. Si, selon l’ordre Déterminé-Déterminant,
je construis : « la porte de ma maison, qui... », le « qui » peut
renvoyer à « porte » ou à « maison » ; tandis que si je
construis : « my
house’s door that
», selon l’ordre Déterminant-Déterminé, le « that
» ne peut avoir pour antécédent que « door
». La
détermination habituelle des antécédents autorise à continuer
presque n’importe quelle phrase par des gérondifs en « -ing »,
lesquels expriment des actions et des états quelconques, et selon
des fonctions grammaticales quelconques. Ainsi, quelle que soit sa
classe sociale, le locuteur anglais bronche peu, tandis qu’il faut
souvent une virtuosité syntaxique et locutionnelle pour ne pas
broncher en français.
Le
Collegiate Webster, que vous invoquez si souvent, multiplie les
étymologies, sans craindre de remonter jusqu’à l’osque ou au
sanskrit...
Je
vois que vous parlez de la vraie racine, celle qui rapproche « sacré
» de « saklais » hittite, et pas un simple « sexus » pour «
sexe », qui ne dit rien, puisque, comme souvent en latin (à
l’opposé du grec), on ignore tout des parentés sémantiques du
mot. Or, le locuteur français, qui met l’accent sur la dernière
syllabe, est beaucoup plus sensible à la classe grammaticale et au
genre (-ité, -ation, -ence) qu’à la vraie racine, même quand il
la sait ; il entend d’abord des mots, ou des locutions. Frontal, le
locuteur anglais entend d’abord des racines consonantiques
motrices, qui, une fois palpées, mimées, dansées, lui permettent
de dériver indifféremment les classes grammaticales : verbes,
substantifs, adjectifs, adverbes, prépositions : « prevalent
» donne déjà «
prevalently »,
alors que « prévalemment » ne suit pas de « prévalent ». Selon
le même processus, les verbes anglais sont transitifs ET
intransitifs, sauf contre-indication majeure. Ainsi, d’innombrables
mots qu’on n’a jamais rencontrés se devinent dans le contexte,
parce qu’ils comportent « st », « sp », « sr », « dr », ou
« st-p », « dr-p », « sw-ch », etc., et s’inscrivent dans ces
« familles » phonosémiques que Mallarmé a si bien reconnues au
fil des deux-cents pages de Les
Mots anglais. Rien
qu’à entendre la syllabe « spin », vous vous doutez qu’il
s’agit de « donner / comporter / recevoir une rotation ». Et les
physiciens ont universellement adopté le mot.
Je
crois vous avoir entendu dire que l’aisance de la dérivation
s’accorde avec la pondération entre réalité et modalité...
Si
vous dérivez sans problèmes des adverbes, vous pouvez modaliser vos
énoncés tout en satisfaisant votre goût de traiter les faits visés
dans des principales ; il suffit dans celles-ci de glisser, presque
n’importe où, un furtif « allegedly
», «
presumably », «
supposedly
», « reportetly
», etc. Le français, qui restreint la dérivation, a peu de ces
adverbes de modalité, et ouvre donc la phrase entière par « On
prétend que », « On rapporte que », « On présume que », « Il
est nécessaire que », ce qui met la modalité (morale) en
principale et le fait visé en subordonnée. Et voilà, du même
coup, deux journalismes. L’un s’appliquant à distinguer le fait,
l’analyse, l’opinion. L’autre fusionnant les trois.
On
ne saurait donc assez dire que grammaire et pensée se commandent...
Vers 1660, les
solitaires de Port-Royal ont spontanément produit une
GrammaireLogique
de l’évidence, de la confiance dans les mots, du « bon sens »
qui est « la chose du monde la mieux partagée » ; logique des
stances de Corneille, qui pour finir conduisent à une solution. La
logique anglaise a été constamment celle de la folie initiale, du
pourquoi pas, de la défiance, de la détection des pièges
langagiers, de la communication hasardeuse, des revenants, des
solutions d’attente. Celle de Shakespeare, par delà le bien et le
mal, mais aussi celle d’Occam, de Hume, de Lewis Carroll, d’Austin
et Searle. Du reste, quand il dit « logique », un Anglais n’entend
pas un domaine, mais trois : logique syntaxique, logique sémantique,
logique pragmatique. Pragmatics
of communication,
avait titré Watzlawick. Logique
de la communication, a
généralisé Le Seuil. D’où encore la différence entre ironie
française (Voltaire) et humour anglais (Dickens).
Trois
questions qui intéressent au plus près des professeurs de langue.
Quelle pondération s’établit alors entre langage parlé et
langage écrit ? Entre idiolecte et dialecte ? Entre phonosémie et
musique ?
Syntaxe
et sémantique françaises sont tellement écrites que souvent les
liaisons de la parole se font selon l’écrit, ainsi le «
sanguimpur
qui abreuve nos sillons » et le « gouvenementanglais ».
Orthographiste et orthophoniste, le locuteur subordonne l’idiolecte
au dialecte, et le dialecte à la langue (officielle), alors que la
hiérarchie est inverse en anglais ; le charme de Jane Birkin est de
parler français idiolectalement. Enfin, la phonosémie anglaise,
avec ses consonnes qui miment le monde de syllabe en syllabe, avec
ses accents mobiles, avec ses voyelles doubles, glisse constamment au
soul,
à Ray Charles chantant Georgiamusique
musique et la
phonosémie langagière,
un locuteur anglais, même quand il n’est pas pasteur protestant,
s’élève facilement à une musique
phonosémique.
Le
cas de la France...
Elle
a une solide musique
musique, depuis
Couperin et Michel Richard Delalande. Elle a aussi une phonosémie
langagière large (vs
la phonosémie anglaise serrée), d’où le caractère de
cathédrale, sans doute unique au monde, de la littérature française
embrassée comme un tout. Mais elle n’a pas de musique
phonosémique, comme
l’a déclaré haut et fort Rousseau, d’autant plus autorisé à
le faire qu’il est lui-même un exemple accompli d’une prose de
phonosémie large : « Le flux / et le reflux / de cette eau, // son
bruit continu / mais renflé par intervalle, // me faisait sentir...
». Le cas intermédiaire de l’allemand éclaire ces distinctions :
il profère des racines consonantiques très sensibles, mais reste
assez vocalique et égal pour porter une phonosémie
langagière plus large
que l’anglaise. Ainsi, n’a-t-il guère produit de musique
phonosémique, mais il
a soutenu une immense musique
musique SUR de la
phonosémie langagière,
de Bach à Wagner à travers les 600 Lieder de Schubert. (Livrons
Pelléas et Mélisande
comme colle au lecteur.)
L’anglais
et le français vieux et moyens n’avaient pas les caractéristiques
que nous venons d’évoquer. Quels événements ont opéré le
passage ?
Notre
français a été fixé, moyennant l’électrochoc des Provinciales
de Pascal, dans des salons, dont celui de Mlle de Scudéry, donc
comme une langue de gens de bon goût et bon ton, moralisateurs,
cherchant un art de vivre et de dire équilibré non sans
restrictions (« cela pourrait se dire mais ne se dit point»),
entretenant un certain vague qui convient à l’esprit de finesse de
l’honnête homme et du diplomate ; le
français fut langue diplomatique autant que langue de société
pendant trois siècles. L’anglais, lui, a achevé sa mutation
autour de 1700 à la Royal Society, comptant Newton, comme un
instrument de biologistes et de physiciens. Et le langage dont
héritaient ces scientifiques s’était vulgarisé déjà depuis
1611 à travers la Bible
de King James,
porteuse d’une parole prophétique, pratique, opératoire,
transformatrice, assimilée par les écrivains anglais jusqu’à
Moby Dick
et la Beat Generation.
La logicisation permanente fut facilitée par l’absence d’un sexe
des choses (nos masculins et féminins), laissant la place aux
déterminations logiques en extension : « the
», « a(an)
», « one
», « any
», « many
», « some
», etc., l’absence d’article signifiant généralité et
abstraction : « Society
is... ». Sans oublier
que, depuis Guillaume le Conquérant, chaque locuteur anglais avait
eu à concilier une sémantique germanique pour le concret, et une
sémantique romane pour l’abstrait.
Peut-on
épingler quelques effets de tout cela sur les styles d’existence ?
Pointons deux
esprits d’entreprise, Dupont de Nemours et Airbus ou le TGV : là
une approche by trials
and errors, décidons
et évaluons, qui distingue going
on organization et
innovative organization
; ici, une approche
conceptuelle globale, cadrante, prenant son temps à prévoir
d’avance des étapes modulaires, un esprit de plan. Et deux visions
politiques : souci de l’égalité (légaliste), souci des
singularités (biologique). Et même deux érotiques littéraires.
Celle, semi-abstraite, de Baudelaire : « Je t’adore à l’égal
de la voûte nocturne, / Ô vase de tristesse, / ô grande taciturne,
/ Et t’aime d’autant plus, belle, que tu me fuis, / Et que tu me
parais, ornement de mes nuits, / Plus ironiquement accumuler les
lieues, / Qui séparent mes bras des immensités bleues ». Celle en
prise directe de Keats : « Pillow’d
/ upon my fair loves / ripening breast, / To feel for ever / its soft
fall and swell... ».
Jusqu’à la musique phonosémique de La
Belle Dame Sans Merci : « I met a Lady in the meads / Full
beautiful, / a fairy’s child ; / Her hair was long, her foot was
light, / And her eyes were wild.
» De plain pied avec le country de Lightning.
Demander
à un locuteur cadrant de pratiquer des accents mobiles, n’est-ce
pas lui proposer de perdre son âme ?
Ou
de l’ébranler pour en avoir deux. C’est ce qu’ont cru Poë,
James Joyce et Henry Miller, dans un sens. Baudelaire, Mallarmé et
Proust le ruskinien, dans l’autre. et une trois mille fois de façon
différente. En d’autres mots, entre la
Propos recueillis par Françoise Ploquin